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Sylvie Houriez prend pour matière première des pièces d’habillement, souvent des sous- vêtements féminins, avec une prédilection, non exclusive cependant, pour la couleur rose. Elle s’empare de ces secondes peaux, vidées de leur occupant, les déforme, les détourne, les coupe, les coud, les noue, les suture, les triture, les contorsionne, les démembre et les remembre pour produire des êtres improbables, animaux ou végétaux, à l’aspect insolite, dérangeant.

Des bonnets de soutiens-gorge roses, séparés, emboîtés les uns dans les autres, puis mis face-à-face, prennent l’aspect d’une plante carnivore ou d’un céphalopode d’une espèce inconnue, laissant son sillage – les bretelles – derrière lui. Des chaussons de nourrisson, roses, eux aussi, repliés sur eux-mêmes puis posés sur un coussin à broder noir évoquent une colonie de bigorneaux sur leur rocher, les gastéropodes ayant fait l’objet une curieuse mutation affectant leur couleur. Des nuisettes en dentelle synthétique, couleur chair, suspendues telles des dépouilles, font référence à des poulets plumés à l’étal d’un volailler. Les mêmes, un peu plus roses, appliquées au mur, participent d’un nouvel alphabet dont toutes les lettres seraient historiées comme les initiales dans d’antiques incunables. Une accumulation de charlottes en matière plastique épinglées les unes aux autres, puis suspendues à un cintre métallique se mue en un panache de glaïeul ou de lupin qui pointerait vers le sol. Des bas- résille roses, repliés et soigneusement disposés, touche-touche, en un grand cercle, imitent des lotus roses sur un improbable étang extrême-oriental ou encore le cœur d’une immense fleur d’héliotrope qui aurait subi une sérieuse mutation génétique. Ailleurs, des fragments de gaines ou de corsets se transforment en chrysalides de gigantesques insectes ou en mues de serpents. Des semelles de charentaises en caoutchouc, courbées, empilées les unes sur les autres sur un fil se transforment en la colonne vertébrale d’un animal préhistorique, plus de la famille des girafes que de celles des dinosaures... On pense, inévitablement, à des prothèses et on éprouve presque de la douleur à imaginer les contorsions du dos soumis à de telles épreuves. Contraste entre la tension des semelles maintenues courbées de force et l’épine dorsale évoluant au gré des courants d’air et des mouvements des spectateurs. Plus loin, encore, treize fragments de bottes ou des guêtres de gendarme, découpés et alignés sur un socle affectent la préciosité de céramiques dans la vitrine d’un musée archéologique.

S’arrêter ici, s’en tenir à ces simples constatations, serait très réducteur de la démarche et de l’ambition de l’artiste. Son travail n’a rien du bricolage. Sylvie Houriez ne se limite pas à proposer des images amusantes, incongrues ou déconcertantes à partir de matériaux recyclés, détournés... Il y a bien plus, chez elle... Beaucoup plus...

Premier constat, les sous-vêtements utilisés par Sylvie Houriez, même s’ils sont encore commercialisés, sont d’une esthétique désuète, évoquant plus les grands-mères du temps de son enfance que les pin-up et les top-models qui font fantasmer les mâles d’aujourd’hui. L’imagede la peau flétrie et ridée des occupantes potentielles de ces froufrous démodés vient inévitablement à l’esprit. Chics mais ringards, ces sous-vêtements récusent d’emblée toute velléité d’association sexuelle. Ils véhiculent une idée de déliquescence, de désincarnation. Comme si l’âme d’un corps depuis longtemps transformé en cendres s’était substituée à ce corps, enveloppait son ancienne écorce. L’amour physique, devenu impossible, deviendrait un amour métaphysique. On pense à Artaud: «C’est par la peau qu’on fera rentrer la métaphysique dans les esprits. »1 On ne peut pas plus éviter de mentionner l’aphorisme 142 de Par-delà le Bien et le Mal de Nietzsche, citant un dicton prétendument français dans notre langue : « Le mot le plus pudique que j’aie jamais entendu : “Dans le véritable amour, c’est l’âme qui enveloppe le corps.” » Sylvie Houriez se fait donc l’agent d’une transmutation qui change des vêtements d’un autre temps en âmes des personnes – des fantômes – qui auraient pu les habiter...

Deuxième constat, Sylvie Houriez ne se contente jamais d’une pièce isolée. Telle une musicienne, elle les multiplie et les varie, avec d’infimes changements, jusqu’à épuisement de son matériau de base. Séries, répétitions, thèmes et variations, accumulations... tout concourt à remplir l’espace, aussi bien physiquement que mentalement. Il y a, chez elle, comme une transposition dans la troisième dimension de la notion picturale de all-over, en ce que ses accu- mulations finissent par s’affranchir du problème du champ. Mais malgré cette saturation de l’espace, chacune des pièces, prise isolément, reste une enveloppe, une sorte de chrysalide abandonnée, une allégorie d’une solitude dont Strindberg écrivait: «Au fond, c’est ça la solitude: s’envelopper dans le cocon de son âme, se faire chrysalide et attendre la métamorphose, car elle arrive toujours. »2 Si ce n’est que, chez notre artiste, on peut sérieusement douter de l’avènement de cette seconde métamorphose. Solitude dans la multitude, telle est une des oppositions dialectiques fortes à l’œuvre dans les créations de Sylvie Houriez.

Troisième constat, si les travaux de Sylvie Houriez sont d’évidentes métaphores de la peau humaine, d’une enveloppe, d’une sorte de sur-peau, ils en partagent aussi le caractère vivant, instable et évolutif. Ses œuvres sont, dans un premier mouvement, révélation, épiphanie. Le (sous-)vêtement, censé être dissimulé, intime, proche du corps, collant à la peau, est d’abord manifesté. Mais, dans le même geste, il est détourné de sa fonction originelle. De protecteur, il se fait fourreau, étui, prend une dimension animale ou végétale. Il est alors polysémique, révé- lateur de plusieurs sens, de plusieurs personnalités. Il fait, à sa manière, écho au propos de Mi- chaux : « On n’est pas seul dans sa peau. »3 Vient, dans un second temps, la découverte d’une instabilité structurelle, d’une sorte de valse-hésitation permanente et irréductible, oscillant, tel un pendule, entre déconstruction et reconstruction. L’artiste revendique cet état instable – ou métastable – qu’elle qualifie d’intermédiaire : « C’est récurrent dans mon travail : toutes mes pièces sont dans un état intermédiaire [...] L’évocation d’un état intermédiaire plane sous le joug d’une matérialité intime féminine. La dentelle, la maille, le point s’étirent, se dilatent pour muer et transpirer un contenant évidé. »4 C’est cette frustration de sentir la forme et son sens

1 In Le théâtre et son double. 2 In Seul (Ensam). 3 InPlume–«Quijefus». 4 Texte de l’automne 2003.

s’évanouir au moment même on l’on pensait les saisir qui confère à ses œuvres leur don de fascination, mélange quasi magnétique d’attraction et de répulsion.

Déliquescence et transmutation, accumulation et solitude, révélation et instabilité, tels sont les caractéristiques essentielles des œuvres de Sylvie Houriez... Il faut se rendre à l’évidence, même si elle prend des risques singuliers en recourant à des textiles et à des vêtements féminins, ses travaux n’ont rien à voir avec ce que l’on désigne, de façon quelque peu dédaigneuse et péjorative, du terme de travaux de dames... Sauf à être aveugle ou insensible...

Louis Doucet, mars 2013