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Dépôt des peaux

 

 

Gaines, guipures, soutiens-gorge, culottes, bas, corsets, etc. sont des pelures, presque des squames, au contact direct du corps. Ce sont les premiers vêtements que l’on met le matin et les derniers que l’on retire le soir. Ils tissent avec les corps une intimité telle qu’ils entrent dans une relation de quasi-équivalence avec eux. Toucher un sous-vêtement, c’est un peu toucher — comme par rebond — le corps qu’il a revêtu, les fétichistes le savent bien. Mais de la même façon, la répugnance coupable que peut inspirer un corps non désiré ou repoussant se reporte également sur les sous-vêtements, qui deviennent alors l’image même de l’immonde.

Toucher des sous-vêtements, les caresser, les manipuler, les triturer, c’est donc s’autoriser des gestes d’une tout autre nature que ceux que l’on effectuerait avec d’autres matières et d’autres tissus. Que peut éprouver la couturière qui reprise les chaussettes d’un notable ? Que ressent le teinturier qui lave la culotte d’une jeune cliente ? Ces professionnels de la manipulation des sous-vêtements développent-ils une anesthésie volontaire, comparable à celle des médecins ? Sans doute prétendent-ils ne rien percevoir d’autre que les aspects purement techniques des opérations à effectuer.

En travaillant la lingerie féminine comme matériau de sa sculpture, Sylvie Houriez fait de ce qui demeure intime et caché (les “dessous”) un objet destiné à la vue. Il y a, dans ce simple choix, quelque chose de l’exhibition, sans nécessairement les connotations moralisantes du mot français, mais dans le sens anglais de l’exposition. Ce qui était dessous est amené à la surface, à la vue. Sylvie Houriez affirme ne pas se préoccuper des connotations et des résonances symboliques des matériaux qu’elle emploie (anesthésie volontaire ?) et n’être attentive qu’aux strictes qualités plastiques des tissus : textures, couleurs, formes, souplesse… Mais force est de constater que les sous-vêtements qui l’intéressent relèvent tous d’une même catégorie : très peu de dentelle et autres coquetteries, des formes fonctionnelles, une couleur qui est presque toujours ce rose que l’on dit “vieux”… On a le sentiment de se trouver devant l’inventaire des tiroirs d’une maison de retraite plutôt que devant les dessous affriolants d’une jeune femme. La séduction recherchée, visiblement, n’est pas celle des conventions érotico-marchandes de la lingerie sexy.

L’intervention que Sylvie Houriez pratique sur ces sous-vêtements pour leur donner de nouvelles formes s’apparente à une opération chirurgicale : coupes, couture, nœuds. Les volumes sont retroussés, certaines parties sont ôtées, d’autres sont suturées, les vides et les pleins sont redistribués. La silhouette du vêtement — donc celle des corps, par métonymie — est modifiée. Les cocons vides qu’étaient les sous-vêtements deviennent, entre les mains de l’artiste, des matrices actives d’où surgissent de nouvelles formes, de nouveaux corps, de nouvelles images. Chaque pièce de lingerie révèle un potentiel d’engendrement, comme si elle contenait en latence d’autres corps qui attendent le coup de main de l’artiste pour naître au jour. Si l’on considère les titres des œuvres de Sylvie Houriez, on constate que la plupart d’entre eux se réfèrent à l’anatomie et, plus précisément, au corps animal : Squelette (2009), Trophées (2007), Pis (2004), Poulailler (2005), Lapin vert (2004), Coquillage (2004). La forme du corps humain paraît contenir en puissance, dans ses replis, un devenir animal. Le plus familier se mue ainsi en le plus étrange. Un tas de soutiens-gorge devient la conque torsadée d’un énorme mollusque. Des bustiers de satins sont changés en têtes de porcs. Des gaines de coton se dressent sur leurs ergots pour former une basse-cour vaguement inquiétante. Toutes ces formes sont verticalisées (suspendues ou accrochées au mur), comme par opposition avec l’informe d’un tas de vêtements. Ces métamorphoses en évoquent d’autres, bien entendu, mythologiques ou magiques, mais aussi les collages surréalistes et leur potentiel tragi-comique, autant que les Moules Mâlic de Duchamp. Des créatures composites semblent surgies de quelque conte de fée, rejetons ensorcelés d’une couturière et d’un fermier.

 

Karim Ghaddab.2011